A l’école des compétences – De l’éducation à la fabrique de l’élève performant, par Angélique del Rey

[Compétence] « Donnez-moi un point d’appui, et je soulèverai le monde éducatif ».
Dans une conférence-spectacle sur la novlangue, l’interlocuteur demande aux personnes du public quel est le mot qu’elles détestent le plus dans leur travail. Curieusement, les spectateurs ( dont beaucoup appartiennent manifestement à la sphère des services publics) ne donnent pas de termes avec une connotation clairement négative ( « exploitation », « ras-le-bol » ou autre « stressant »), mais sans hésiter ressortent les mots dégoulinants de positivité que leur hiérarchie met à la mode : « projet », « process qualité », « transversalité », « réactivité »…qu’ils moquent avec une jubilation de plus en plus contagieuse !
En ce moment, par exemple, j’avoue que le « vivre ensemble » me sort des yeux, un terme tendance, dont l’origine et la signification douteuses ne l’empêchent pas de contaminer les discours par sa pseudo-modernité : liberté –égalité - vivre ensemble, ou la devise d’une République molle…
Et vous, quel est le mot de novlangue que vous avez envie de renvoyer façon boomerang, dont vous comptez l’occurrence avec délectation ou navrement lors de vos réunions, ou que vous ne supportez plus de lire dans les papiers officiels ?
Si vous êtes enseignant, il y a une bonne chance que sur le podium de vos termes professionnels honnis, se trouve celui de « compétence », ou d’ « évaluation de compétences ».
Car en 20 ans, les compétences se sont imposées dans notre vocabulaire, un peu comme un invité qui arrive le sourire aux lèvres, l’air doux et bénin, mais dont on finit par se demander si on veut vraiment le garder à table ( et au fait, qui l’a invité ?). Angélique del Rey, professeur de philosophie, elle-même formée à l’IUFM en pleine mode de l’évaluation par compétence, a consacré un livre qui détricote la logique à l’œuvre dans les compétences, il nous semble avec honnêteté et recherche. Vous n’avez pas le temps de le lire ? Ca tombe bien : la CGT Educ’action 77, ne reculant devant aucun sacrifice financier, s’est procuré le dit ouvrage et vous en fait un compte-rendu, sachant qu’il vaut vraiment le coup de s’attaquer au texte originel ( en particulier les 2 premières parties du livre, qui présentent une analyse critique fouillée, quand la troisième est davantage dans les propositions). Nous tenons l’ouvrage à disposition des curieux, n’hésitez pas à le demander.


Pour les curieux qui veulent un avant-goût du livre, notre article est ci-dessous :

article à l’école des compétences

Pour les pressés qui veulent tout de suite la conclusion, la voici :

Conclusion : cours de judo par le professeur Archimède

Le livre met au cœur de sa réflexion la notion d’utilitarisme et de « capital humain ». L’individu est-il investisseur de lui-même ou « ressource humaine » pour autrui ? La logique des compétences – en vogue à proportion de ce que la crise économique rend problématique le lien entre l’école et le monde du travail – est-elle favorable à une école plus démocratique, plus adaptée aux élèves ? Ou au contraire met-elle l’Ecole- assurant le « socle » commun des apprentissages- au service des entreprises - qui finalisent le travail de formation, la « statue » ? Favorise-t-elle l’émancipation selon la définition des pédagogies actives, ou bien le contrôle total(itaire) des individus jusque dans leurs émotions, leurs pensées , avec les compétences « cognitives » ? Libération pédagogique ou chantage à l’employabilité dès l’enfance ?
Les réponses seront très différentes selon que l’on parle d’un arbre des compétences chez un enseignant Freinet, ou du référentiel des compétences-clés de l’OCDE ou de l’Union européenne. Aussi ce livre pose implicitement la question de l’usage des termes idéologiques que nous utilisons. Comme nous l’avons déjà évoqué à propos de novlangue, il est difficile pour ne pas dire impossible de remporter des victoires dans l’opinion si nous utilisons les mêmes termes que nos adversaires idéologiques, ou bien les termes tels que définis par ces adversaires. Accepter de parler de « partenaires sociaux », de l’éducation comme un investissement, un capital…prépare forcément une jolie déroute. Faut-il par exemple se battre sur la définition de « compétence », au côté des pédagogues progressistes, ou bien abandonner le terme jugé trop connoté et en inventer un autre ? Mais si un terme plus progressiste est inventé, ne sera-t-il pas aussitôt récupéré ? Je pense que c’est un débat central pour notre syndicat CGT, que l’on va retrouver sur plein d’autres sujets : quand le Premier Ministre dit que la « gauche » risque de mourir, nous pouvons soit acter la mort programmée de la gauche, qui doit dans son esprit se limiter au PS ( ou une partie du PS), soit nous battre parce que sa définition de la gauche nous est totalement étrangère.
Logiquement, l’usage dominant du terme « compétence » a été fixé… par les dominants ; reste à savoir, comme pour la mondialisation, si nous nous situons comme des « alter », des « anti », ou des « dé »compétencialistes, et avec quel succès nous pouvons avancer nos idées. La réussite de la logique des compétences s’explique par sa modernité, son apparente adaptation à la question de l’insertion professionnelle ( en gros, une compétence est le médiateur quasi-magique entre le savoir et l’action, entre l’école et l’emploi ) , sa prétendue neutralité idéologique ( les idéologies étant mortes, les compétences ne seraient qu’une réponse scientifique, efficace et pragmatique à la crise de la société et de son école) ; toutes les ambigüités, les paradoxes ou pour le moins la complexité de cette notion sont masqués par ce qu’Angélique del Rey appelle un « récit-mythe » ( en novlangue : le fameux « story-telling ») construit et diffusé par les milieux politique, économique et médiatique. Car seul le récit peut à la fois présenter l’homme comme une fin ( la compétence qui émancipe) et comme un moyen ( l’individu comme ressource humaine, comme outil équipé de ses options-compétences) sans être interrogé de manière un tant soit peu rationnelle. Les syndicats doivent-ils eux-aussi écrire des contre-récits , à des fins stratégiques ?

Donnez-leur un point d’appui, et ils dynamiteront le monde éducatif. L’entrée par les compétences – avec le paravent de la démocratisation, de l’efficacité et de la modernité – s’est révélée une très grande réussite, une réussite d’ailleurs mondialisée , pour les néo-libéraux et plus généralement pour le monde de l’entreprise et les marchés. Car ce n’est pas seulement un terme qui est devenu à la mode, mais aussi toute une logique ( la « logique-compétence », importée des directions des ressources humaines) qui a ensuite fait ricochet : des textes officiels aux évaluations, des évaluations aux pratiques des enseignants mais aussi de tous les acteurs du monde éducatif, y compris les parents et les élèves. Voilà pourquoi il ne faut pas minorer le rôle des compétences – « un élément de novlangue comme les autres »- et du système utilitariste qu’elles induisent : elles ont été un cheval de Troie moderne contre l’Ecole et même contre les « pédagogues » qui leur faisaient un chaleureux accueil. Non plus qu’il faut sous-estimer la difficulté de lutter contre les fausses évidences du récit sur les compétences ( « l’école doit former des individus compétents pour pouvoir trouver un emploi ») car affronter un discours à la fois ultra-dominant et informe peut s’apparenter à une tâche de Sisyphe. Mais justement, par sa position centrale dans le dispositif éducatif, la compétence est un point d’entrée décisif pour qui veut détricoter le discours ambiant. Et pour la CGT Educ’action, qui veut une école émancipatrice, il est essentiel de clarifier ce qu’il peut y avoir d’humaniste ou de libérateur dans la notion de compétence, et ce qu’il y a actuellement de purement utilitariste, au risque de voir nos syndiqués rester dans une position confuse vis-à-vis des évaluations ou du « socle commun des compétences ».
Une école sapée par les compétences , donc, et qui doit être repensée à partir de ces mêmes compétences ?